« La
meilleure façon de connaître la vallée est de la contempler du sommet des
collines qui l’environnent, sauf peut-être durant les sécheresses de l’été, car
ses chemins étroits, tortueux et bourbeux sont peu agréables pour le piéton
qui, sans guide, en explore les recoins par le mauvais temps. Ce pays fertile
et abrité où les champs ne sont jamais roussis et les sources jamais à sec, est
limité au sud par une abrupte arête calcaire qui renferme plusieurs éminences.
Le voyageur qui vient de la mer, après avoir fait péniblement une trentaine de
kilomètres par des coteaux crayeux et des terres à blé, est surpris et charmé,
en arrivant soudain au bord de l’un de ces escarpements, de voir à ses pieds
s’étaler comme une carte une contrée toute différente de celle qu’il a
traversée. Par-derrière, les collines sont découvertes, le soleil flamboie sur
les champs assez larges pour donner au paysage l’air d’être à ciel libre, les
chemins sont blancs, les haies basses sont formées de branches entrelacées,
l’atmosphère est incolore. Dans la vallée, le monde paraît fait sur une échelle
plus menue et plus délicate ; les champs sont de simples enclos, si
réduits que, de cette hauteur, les haies semblent un réseau de fils vert sombre
s’étendant sur le vert plus pâle de l’herbe. En bas, l’atmosphère est pleine de
langueur et si colorée d’azur que le second plan participe de cette teinte
tandis qu’au-delà, l’horizon est de l’outremer le plus foncé. Les terres
labourables sont rares et restreintes. A de légères exceptions près, l’ensemble
est une vaste masse luxuriante de verdure et d’arbres, où disparaissent les
collines et les vallées de moindre importance qu’elle enveloppe comme d’un
manteau. Tel est le val de Blackmoor. »[1]
Lire
un roman de Thomas Hardy, c’est emprunter un large chemin de campagne au
terre-plein central touffu d’herbes et de fleurs sauvages, coupant à travers
les champs bordés de coquelicots, longeant les clôtures de grasses prairies, et
se perdant dans de belles forêts où la lumière de l’été filtre à travers les
feuillages d’un vert transparent. On marche beaucoup dans les romans de Th.
Hardy, il s’agit presque toujours d’une route dès la première page. Dans Les Forestiers c’est « la route des
diligences, aujourd’hui abandonnée, reliant presque en ligne droite Bristol à
la côte méridionale de l’Angleterre »[2],
tandis que dans A la lumière des étoiles
c’est la « vielle route de Melchester »[3]
sur laquelle est arrêté le « landau étincelant » de Lady Constantine.
Dans Tess d’Urberville un
« homme d’un certain âge s’en retournait à pied de Shaston au village de
Marlott, dans le val voisin de Blackmoor »[4],
c’est sur cette route qu’est faite la révélation des origines nobles de la
famille de Jack Durbeyfield, ce qui va changer la vie de tous les membres de
cette famille paysanne, et jeter Tess dans un destin tragique. Loin de la foule déchaînée commence par
la description du fermier Oak se rendant à pied à l’église[5]
et Le maire de Casterbridge par
« la route qui menait de Weydon Priors, dans le Haut-Wessex, marchaient un
jeune homme et une femme, qui portait un enfant sur ses bras. »[6]
Avec Th. Hardy, on prend la vie en route, on se met à la suite de ses
personnages, et on chemine avec eux pendant plusieurs années.
C’est
chaque fois une promenade que l’on connaît, dont on aime les paysages aussi
doux que les stéréotypes de la campagne anglaise. On commence avec le sourire
aux lèvres, car on sait ce qu’on va y retrouver : un monde douillet et
plaisant. Le génie de Th. Hardy est dans cette capacité à nous réserver des
surprises dans un univers connu et confortable, qui pourrait presque être
ennuyeux. Dans ses histoires, rien ne se passe tout à fait comme on l’attend,
Th. Hardy semble toujours devancer nos envies de lecteur. Toute l’intrigue d’A la lumière des étoiles est centrée sur
l’amour fou entre Lady Constantine et Swithin St Cleeve. Ils ne peuvent se
marier car le fossé entre eux est trop grand, ils sont de milieux sociaux très
différents, Lady Constantine, bien qu’abandonnée par son mari, est tout de même
déjà mariée, et il y a cette très nette différence d’âge entre eux. Ce mariage
impossible auquel on ne cesse de penser pendant la première partie du livre,
Th. Hardy le rend possible, mais il se fait en secret. Si bien que le
stéréotype du couple s’aimant dans le péché est renversé par le couple légitime
s’aimant dans l’abstinence, la séparation et à l’insu de leur entourage.
En
décrivant une campagne toute vibrante d’histoires passées et d’instants magiques,
Th. Hardy peuple ses romans de ces rêveries auxquelles l’imagination
s’abandonne si aisément lorsque l’on marche : « Au retour d’une de
ces promenades à la tour se produisit un curieux incident. C’était le soir, et
elle redescendait la propriété, se frayant un chemin parmi les remparts du
camp, quand soudain, dans une sombre percée entre les troncs des pins, elle
vit, ou crut voir, un enfant aux cheveux d’or, vacillant. Il fit un pas ou
deux et disparut derrière un arbre. Lady Constantine, craignant qu’il ne fût
perdu, s’en fut vite à l’endroit, chercha, appela. Mais elle ne put voir ou
entendre l’enfant nulle part. Elle retourna à l’endroit où elle l’avait vu
d’abord, regarda dans la même direction, mais rien ne reparut. »[7]
On comprend avant elle que Lady Constantine est enceinte. De la même façon,
Tess quitte une deuxième fois son foyer « par une de ces matinées de mai
embaumées de thym, où naissent les oiseaux »[8],
dans Les forestiers, les jeunes pins
soupirent quand on les repique[9].
Lire
Th. Hardy, c’est retrouver les contes qu’on se faisait enfant. On se promène
dans une campagne rassurante et paisible, pleine de vie et de découvertes.
C’est aussi retrouver vivante sous sa plume l’atmosphère disparue de la
campagne sous le soleil de l’été, les routes et les chemins des longs
après-midi aventureux des vacances, et toutes ces sensations si riches pour un
petit citadin : l’odeur de la chambre à coucher dans la vieille maison,
les restes poussiéreux mais évocateurs de l’écurie abandonnée, les vieilles
histoires, les raccourcis pour
traverser le village à l’abri des regards, l’aspect immuable des choses. Tout
cet immense espace où peuvent s’épanouir librement les rêveries. C’est comme si
les émotions à la lecture de Th. Hardy étaient de la même essence que les
rêveries enfantines à la campagne.
Lorsque
l’on a terminé un roman de Th. Hardy, après qu’on a suivi les vies mouvementées
et heurtées de ses personnages, leurs aventures, leurs amours, leurs
déceptions, leurs séparations, leurs morts, on referme le livre avec la même
sensation paisible qu’à la fin d’une longue promenade. On sent ses poumons
largement ouverts, ses sens apaisés par toutes ces sensations, les idées plus
larges et le cœur au repos.
Juillet 2012
[1] Th.
Hardy, Tess d’Urberville, Le livre de
Poche, Paris, 1995, p. 38.
[2]
Th. Hardy, Les forestiers,
éditions Phébus, Paris, 1996, p. 11.
[3] Th.
Hardy, A la lumière des étoiles,
Flammarion, Paris, 1987, p. 17.
[4] Th.
Hardy, Tess d’Urberville, Le livre de
Poche, Paris, 1995, p. 33.
[5] Th.
Hardy, Loin de la foule déchaînée,
Editions Sillage, Paris, 2011, p. 19.
[6] Th.
Hardy, Le maire de Casterbridge,
Editions Sillage, Paris, 2008, p. 7.
[7] Th.
Hardy, A la lumière des étoiles,
Flammarion, Paris, 1987, p. 294.
[8] Th.
Hardy, Tess d’Urberville, Le livre de
Poche, Paris, 1995, p. 133.
[9] Th.
Hardy, Les forestiers, éditions
Phébus, Paris, 1996, p. 76.