Dans notre civilisation de la télévision et du
cinéma, le rapport du public à la fiction et aux récits a fortement évolué
depuis les années d’Après-Guerre. Grâce à l’amélioration des techniques du
cinéma – à comparer à l’impossibilité d’un quelconque progrès en littérature – et à la découverte d’astuces narratives
qui rendent les scénarios efficaces à tout coup, un rythme rapide et normé de
narration s’est généralisé et s’est banalisé. L’accoutumance du lecteur au
déroulé habituel des récits du cinéma, à ses modes de narration, et même à la
technique cinématographique toute entière, tend, je crois, à imposer au roman
une technique qui lui est étrangère.
Pour nombre de lecteurs, le critère primordial
de jugement d’un roman est devenu la facilité de se faire un film mental à sa lecture. On attend,
comme allant de soi, qu’à la lecture d’un roman, les personnages, les costumes,
les paysages, les décors soient faciles à imaginer. On veut savoir immédiatement
où se déroule l’action et quel personnage parle. Le second critère est que le
roman doit être bien ficelé. L’intrigue doit avoir un fil très clair et être facile
à suivre. L’auteur doit penser aux enchaînements. Le nombre de pages consacrées
à une scène doit être en rapport avec son intérêt dans l’histoire. Les
descriptions sont toujours trop longues. Il faut que la lecture soit efficace
et rentable. Ce qu’on cherchait autrefois dans les romans d’aventure, en lisant
Jules Verne par exemple, on l’exige maintenant dans tous les romans. On a
besoin, pour rester concentré et captivé, de rebondissements à intervalles
régulier.
Le « lecteur commun » du XXIème
siècle, pour reprendre l’expression de Virginia Woolf, attend principalement de
la littérature qu’elle soit un divertissement, un repos de l’âme, un mode
d’échappée du réel. Ce type de littérature a évidemment autant de légitimité
que la littérature d’auteur. Mais pourquoi ne pas faire la distinction entre la
littérature de divertissement et la littérature d’auteur, comme on fait la
différence entre le cinéma de divertissement et le cinéma d’auteur ? Comme
il sera toujours plus facile de se divertir que de réfléchir, cette confusion
entre deux types de littérature ne peut que conduire à la disparition
progressive de la littérature véritablement artistique.
Les différences entre la technique romanesque
et la technique cinématographique sont très importantes. On ne regarde pas un
film comme on lit un livre. Parce que les temps du livre et du film sont
totalement différents, on ne peut pas les construire de la même façon. Il sera
toujours – ou presque – plus long de lire un livre que de regarder un film. Un
film possède une durée fixe : on sait quand on commence à le regarder, on
sait à l’avance à quelle heure on va le terminer. Un roman, on sait quand on
commence à le lire, on ne sait pas quand on va le terminer. On ne les termine
pas toujours, d’ailleurs. Un livre peut se feuilleter. Un livre peut se lire
dans le désordre. Alors qu’un film va toujours à la même vitesse, un roman peut
se lire à plusieurs vitesses, selon qu’on est pressé ou pas, selon le rythme de
lecture de chacun. Pour ma part, je préfèrerai toujours lire un livre plutôt
que de regarder un film, pour cette raison même que cela dure plus longtemps.
D’après Julien Gracq, « L’image ne suggère
pas, n’évoque pas : elle est,
avec une forme de présence que le texte écrit n’a jamais, mais une présence
exclusive de tout ce qui n’est pas elle »[1].
C’est la raison pour laquelle le spectateur de film est passif, ce que ne peut
pas être le lecteur d’un roman. Le film peut être comparé à un produit
manufacturé, toujours le même, toujours fini, toujours clos. Les images n’y
changeront jamais. A l’inverse, chaque lecteur s’approprie le roman qu’il lit.
Parce qu’il a une vie propre, des souvenirs propres, des désirs propres ;
sa lecture lui est propre. Il s’en fera sa propre image, qui sera différente de celle d’un autre lecteur. Le travail d’imagination sera toujours
plus intense quand on lit un livre, que quand on regarde un film. Et on peut
ajouter que chaque relecture du même roman – s’il est un bon roman – peut être
une expérience différente. La Recherche
du temps perdu est un livre différent selon qu’on le relit à vingt, trente
ou soixante ans. En somme, on pourrait dire que dans le roman l’image est
multiple, tandis qu’au cinéma elle est unique et exclusive.
Je me demande depuis plusieurs années s’il est
vraiment nécessaire, pour qu’un roman soit considéré comme de bonne qualité,
qu’il génère un film mental à son lecteur. Quand j’écris, je vois mes personnages, je vois leurs costumes, je connais les
maisons dans lesquelles ils vivent et je peux décrire la nature dans laquelle
ils se meuvent. Mes personnages n’ont pas pour autant de visages. Mes personnages
ne m’accompagnent pas, je ne vis pas avec eux, et d’ailleurs ils ne me parlent
pas non plus. Mais ma vision est toujours floue. Mon imagination ne sera jamais
aussi riche que la réalité. On rencontre dans le roman de Roberto Bolaño 2666 une foule de personnages que
l’auteur ne décrit qu’à peine, ne connaître que leurs noms ne diminue en rien
le matériau romanesque. « Dans un roman, il n’y a jamais, jamais d’images capables de se fixer sur
la rétine et moins encore qu’ailleurs dans les descriptions »[2].
Pour continuer à citer Gracq, « on se
préoccupe toujours trop dans le roman de la cohérence, des transitions. La
fonction de l’esprit est entre autres d’enfanter à l’infini des passages
plausibles d’une forme à une autre »[3],
« L’esprit fabrique du cohérent à perte de vue »[4].
Dans le processus de sécrétion romanesque, on ne peut pas connaître à l’avance,
avec précision, comment les blocs de textes vont s’harmoniser, comment le récit
va évoluer, ou quelle longueur fera tel ou tel passage. Pour ma part, lorsque
j’écris un paragraphe, je ne sais jamais précisément ce qui se passera au
paragraphe suivant. Je ne pense pas que la longueur d’un paragraphe doit être
fonction de l’importance dans l’intrigue du passage décrit. Je veux pouvoir
décrire un jardin portager en cinq pages, et la mort d’un personnage en une
ligne. Un roman ne peut pas être un scénario. C’est même justement là que se
situe la grande richesse du roman par rapport au cinéma. Le cinéma, malgré tous
ses artifices, ne pourra jamais produire quelque chose qui ressemble à cette
relation très fine entre la beauté d’une phrase et la beauté de l’image qu’elle
crée. Le roman n’a pas besoin d’une structure comme celle du film. Ce ne peut
être qu’une béquille pour lui. Au film le châssis, au roman la caisse
autoporteuse.
La fluidité est le troisième des critères les
plus en vogues pour définir la qualité d’écriture d’un roman – sur ce sujet, la
responsabilité du cinéma n’est qu’indirecte. Pour ma part, je n’aime pas la
littérature fluide. Je n’aime pas les romans qui me coulent entre les doigts et
glissent sur les sensations. J’aime les romans rugueux, les romans qui
s’égarent, les romans à cul-de-sac, les romans qui charrient des déchets, les
romans-deltas qui s’éparpillent. J’aime quand le roman est difficile, quand il
y a des sommets élevés et de sombres vallées. J’aime aussi quand il y a de
vastes panoramas. J’aime les livres dans lesquels il est difficile de plonger,
les romans où la personnalité de l’auteur est très forte. J’aime quand l’auteur
nous tord le bras, quand il nous impose son propre rythme. Je pense à Marcel
Proust, bien sûr, mais aussi à Jacques Abeille, à Julien Gracq, à David
Grossman. Je veux lire des romans qui ne peuvent avoir été écrits par personne
d’autre que leur auteur.
Je n’aime pas cette littérature qui s’est
pliée aux attentes des téléspectateurs. Je pense qu’elle est néfaste. Elle noie
la bonne littérature sous des monceaux de livres uniformisés par la nécessité
de la rentabilité. Elle encourage la paresse face au moindre effort
intellectuel. Un roman n’est pas seulement une histoire que l’on raconte. Lisons
les romans comme des romans. Regardons les films comme des films. Et cessons de
demander aux romans ce qu’on exige des films.