Les
réverbères du boulevard émirent d’abord un clignotement irrégulier avant de
jeter un rai de lumière jaune et glauque sur les passants. Du ciel on aurait vu
les axes s’éclairer peu à peu et former des figures géométriques brillantes,
jusqu’à créer ce jeter de diamants scintillants dont la Ville se parait toutes
les nuits. Au sol les enseignes, les vitrines, les phares des automobiles, les
panneaux publicitaires ; tout s’allumait et colorait la rue de teintes
variées.
Il
marchait d’un bon pas. Il ne suivait pas d’itinéraire et n’avait pas
d’obligation horaire. L’observation de la vie nocturne de la Ville était pour
lui une activité en soi. Il aimait assembler en pensée tous ces éléments épars,
tous ces organes, tous ces flux, et en faire un organisme cohérent. Des détails
invisibles pendant la journée se révélaient à la tombée de la nuit. Les
fenêtres sans rideau dévoilaient des scènes d’intimité. Sortaient dans la rue
des personnages qui se cachaient tout le jour dans des chambres d’hôtel
miteuses ou dans des palais glacés, derrière leurs volets fermés. Les fauves
partaient à la chasse et les victimes tremblaient.
Son
œil glissait rapidement sur les personnes qu’il croisait. En un temps très bref,
il photographiait la démarche et l’apparence, les traits et l’expression. De
ces menus éléments, il pouvait facilement reconstituer des histoires et des
caractères. Certains individus attiraient particulièrement son attention par
leur transparence plus parfaite dans le dévoilement d’un destin particulier. En
dépassant un groupe compact qui attendait une de ces navettes qui irriguaient la
Ville en étoile, il se fit la réflexion qu’un grand nombre d’échantillons
permettait de se faire une idée plus précise de la multitude d’habitants de la
cité. Ils constituaient une sorte de bottin où chacun était dénombré et
référencé, mais au prix d’un signalement limité.
Quelques
mètres plus loin, une vieille femme ridée et aux cheveux très sales était
assise sur un vieux sac de voyage rapiécé. Elle était courbée en deux et ses
deux mains maigres tendues devant elle serraient un gobelet crasseux. Elle
faisait tinter sa petite monnaie en marmonnant des mots inintelligibles. Son
regard n’exprimait rien, ni lassitude, ni colère. Elle ne fit pas attention à
lui. Il se demanda ce qui l’avait conduite jusqu’à cet échouage lugubre.
Il
dut s’arrêter à un carrefour. Les moteurs des motocyclettes vrombirent quand le
feu passa au vert. A cette heure la circulation était dense. Les conducteurs étaient
pressés de rentrer chez eux après une longue journée de labeur. Un automobiliste
flâneur perdu dans le trafic se serait fait violemment klaxonner. Il n’y avait bien
qu’à pied que l’on était libre de suivre son propre temps, se dit-il en
guettant la signalisation. Quand il put traverser, les visages derrière les glaces
firent comme un film muet. Il lut sur les lèvres les jurons et les soupirs
d’agacement. Il traversa lentement la chaussée en regardant droit devant lui,
il enjamba un ruisseau d’eau sale qui se jetait dans une bouche d’égout et
continua son chemin sur le trottoir asphalté.
La
température était idéale pour marcher, assez douce pour se passer d’écharpe et
de gants. C’était une des premières soirées agréables de l’année. Après avoir
passé un long moment à la fenêtre, il s’était finalement décidé à sortir. Il y
avait maintenant près d’une heure qu’il marchait. Certaines boutiques étaient
encore ouvertes. Il passait parfois quelques minutes à lécher les vitrines à la
recherche de curiosités amusantes.
La
rue s’étendait devant lui en une ligne droite parfaite qui suivait la légère
pente du terrain. C’était le dernier vestige du sol d’origine maintenant
couvert par les immeubles et le bitume. Arrivé au sommet, il découvrit une vue
inattendue sur la Ville. Au loin la nuit n’était pas encore tombée tout à fait,
le soleil colorait d’orange pâle une bande étroite entre la ligne des toits et
le ciel maintenant complètement noir. Il contempla un long moment la fin du
crépuscule sur les flèches des églises et les coupoles qui brillaient encore,
alors que les toits se diluaient déjà dans l’obscurité.
La
Ville semblait minéralisée. Il se demanda combien de temps serait nécessaire à
la nature pour reprendre ses droits sur elle. Combien d’années faudrait-il pour
que le bois des toitures pourrisse, que le gel et la chaleur dissolvent les
ciments, que les racines des arbres fassent éclater les trottoirs, que les balcons
s’écrasent au sol, que les étages s’empilent jusqu’à transformer les maisons en
boîtes vides où pendraient des lambeaux de papier peint fané dans la brise du
soir ? Un seul mur qui tombe pouvait fragiliser plusieurs immeubles, la
cité s’effondrerait lentement sur elle-même comme un château de cartes. Quels
édifices tiendraient encore debout après un siècle d’abandon ? Les
vieilles cathédrales ? Les colosses de pierre édifiés pas des générations
successives ne peuvent quand même pas disparaître du jour au lendemain, se dit-il.
Combien de temps faudrait-il pour
que l’humus se reconstruise sur ces décombres et que la forêt pousse à
nouveau ? Il ferma les yeux un instant et imagina un immense espace boisé
à ses pieds, un couple de chevreuils, une laie suivie de ses petits, une nichée
d’oisillons. Un bruit de moteur le sortit de sa rêverie.
Il
arriva sur une grande place arborée où se jetait le courant des automobiles. La
fontaine au milieu du rond-point était éclairée par des projecteurs. Les quatre
bouches aux quatre angles de la colonne crachaient un jet puissant qui
éclaboussait le gazon autour du bassin. Le flot des véhicules interdisait
d’aller se rafraîchir les mains dans l’eau ou de s’asseoir sur le rebord poli
par les années. Les restaurants qui bordaient la place étaient bondés. Les
serveurs promenaient leurs plateaux entre les tables comme des automates. Des
clients levaient vainement la main pour attirer leur attention, leur sac sur
les genoux, prêts à partir.
Il
passa près d’un kiosque à journaux. Il lut les grands titres – décidément, tout
allait de travers en ce moment –, feuilleta un magazine qu’il reposa après
avoir lu un article en diagonale et repartit. Il se demanda quelle rue
emprunter et choisit celle qui semblait la plus calme.
Il
était seul dans la rue. Il regardait distraitement les automobiles garées le
long du trottoir, le semis régulier des parcmètres, des boîtes aux lettres, des
poteaux de signalisation. Les portes cochères se succédaient, toutes identiques
à quelques détails près. Avec leurs poignées rondes, lustrées et dorées, elles
étaient taillées dans un bois solide qui séparait nettement l’intimité de
l’espace public. La plupart des habitants ne se préoccupaient plus de ce qu’il
se passait au-dehors une fois rentrés dans leur appartement. Il se demanda
combien de personnes se mettraient à leur fenêtre s’il se mettait à hurler
comme un fou. Deux ? Trois ?
Il
longea les grilles hautes et pointues d’un jardin public. L’obscurité était
totale derrière les buissons de noisetiers, mais on devinait la cime des
marronniers. Il reconnaissait l’ombre des grappes de leurs fleurs et du grand
trèfle de leurs feuilles. Il se demanda comment entrer dans se faire remarquer.
Il avait conscience qu’il pouvait y faire une mauvaise rencontre, de nombreux
vagabonds trouvaient asile dans ces lieux sombres et fermés. Mais il avait trop
envie de ce silence et de cette solitude que promettait la nuit noire derrière
les barreaux. Il marcha quelques pas, trouva une armoire électrique qu’il
escalada avant de sauter par-dessus la barrière.
Caché
derrière une haie épaisse de lauriers, il resta immobile un court instant pour
reprendre ses esprits. Le sang battait légèrement à ses tempes. Le silence
était total. Personne ne l’avait vu entrer. Le manque d’habitude à enfreindre
les lois le rendait un peu inquiet, mais contrairement à ce qu’il avait
supposé, c’était une émotion plutôt agréable.
Il
sortit du fourré en écartant des bras de lourdes branches chargées de fleurs.
Il fit quelques pas sur une étendue gazonnée pour retrouver l’allée de gravier
blanc qui se détachait dans la pénombre du parc. Plus il s’approchait du centre
du jardin, plus l’obscurité était épaisse. Dans les espaces à couvert, il
faisait même complètement nuit. Il n’entendait que les feuilles qui frissonnaient
dans la légère brise, aucun bruit de moteur ne parvenait jusque là. Il trouvait
très étrange d’être à la fois en plein cœur de la Ville et dans un tel calme.
La
végétation était trop ordonnée pour qu’il se fût cru dans la nature. Le chemin
suivait une courbe parfaite, les arbres étaient taillés de manière à équilibrer
harmonieusement leurs volumes, la pelouse était rase et les plates-bandes de
pensées étaient tracées au cordeau. Il se crut un moment dans le parc éclairé
aux flambeaux d’un château, un soir de bal, sortant seul et un peu ivre, se
rafraîchir et se reposer de la musique et des conversations superficielles.
Dissimulé par un tronc, il aurait regardé les danseurs derrière les hautes
vitres, jouissant de sa solitude, et même un peu dédaigneux de ces pantins,
ridicules quand leurs gestes étaient observés dans le silence. Une main douce
se serait alors glissée dans la sienne.
Il
s’assit sur un banc pour regarder les étoiles. Il en trouva beaucoup qu’il ne
voyait pas depuis sa fenêtre. C’était comme si on avait retiré un filtre du
ciel, celles qu’il connaissait se paraient d’une brillance inaccoutumée, et
elles étaient maintenant noyées dans une masse compacte de petits points
lumineux. Il s’allongea pour mieux profiter de la splendeur de ce spectacle.
Lorsqu’il
sentit que le sommeil le gagnait, il se remit en route. Il n’était pas prudent
de s’endormir ici. Il marcha au hasard, jusqu’à bien connaître la géographie du
jardin. Au centre il y avait un petit plan d’eau à côté duquel nichaient quelques
canards. Ils s’étaient paresseusement égaillés en caquetant quand il les avait
approchés. Les grandes étendues de gazon étaient piquées d’arbres fruitiers, et
le long de la barrière on trouvait les arbres les plus beaux et les plus vieux,
dont un platane immense aux branches noueuses qui paraissaient vivantes dans
l’obscurité.
Le
parc était moins grand qu’il ne l’avait supposé. Il commençait à être las du
silence et de la solitude. Il chercha une issue, mais il était plus facile
d’entrer que de sortir. Il lui fallait trouver quelque chose sur quoi grimper
pour sauter ensuite par-dessus les herses. Il décida de longer méticuleusement
la clôture. Il dut se frayer un chemin parmi des buissons serrés, il se griffa,
il faillit tomber la tête la première dans de la terre meuble. Il se sentait
comme un animal pris au piège. Le temps lui sembla long avant qu’il ne trouvât
un cabanon de jardinier. Il en fit plusieurs fois le tour avant de trouver le
moyen de l’escalader. Le bois avait heureusement des anfractuosités qui
l’aidèrent. Il se trouva couché à plat ventre, sur le toit, le menton appuyé
sur un tapis de mousse. Il tourna la tête pour découvrir un éventuel passant et
constata que quelqu’un l’observait depuis une fenêtre. Il eut tellement honte
d’être pris en flagrant délit, qu’il sauta sur le trottoir, se tordit la
cheville, et courut jusqu’au croisement suivant. Là, il reprit son souffle et
se dit qu’on ne se défaisait pas si facilement des réflexes de l’enfance.
Quelques
mètres plus loin, il s’engagea sur une avenue violemment éclairée et très
passante. La foule lui sembla pour une fois secourable. Les files d’attente des
théâtres occupaient une grande partie du trottoir, bruyantes et un peu
anarchiques. Il se fraya un passage parmi des groupes de quadragénaires mâles à
la recherche du frisson érotique, et de quadragénaires femelles, habillées sur
un trente-et-un outré, cherchant l’oubli dans le divertissement.
De
nombreux hommes seuls marchaient comme lui au hasard. Le roulement des épaules
et les regards en disaient assez sur ce qu’ils cherchaient dans ce quartier.
Sous les lumières jaunes et rouges, parmi les ordures qui jonchaient le sol,
les corps se jaugeaient, se défiaient, se frôlaient. A la faveur de l’ivresse
et de la nuit, toutes les rencontres étaient possibles. Les conventions
sociales n’existaient plus que pour donner du piquant à des aventures que l’on
enfouirait le lendemain au plus profond de soi. Il était fasciné par l’énergie
accumulée par tous ces désirs.
Il
fit encore quelques pas, puis passa par une porte étroite, se glissa dans un
couloir sombre entre des hommes qui fumaient et bavardaient, et s’engouffra
derrière une autre porte.
Avril 2010