mardi 20 décembre 2011

La fille-goutte

La maison a été construite à la fin du XIXème siècle, lorsque la côte normande est devenue un lieu de villégiature à la mode. Quelques années plus tôt les baigneurs, dans leurs tenues bizarres, ces pièces de toile informes qui camouflent tant bien que mal le corps encore en attente de sa libération, ont commencé à moucheter les plages de cabanons à rayures. Les trains à vapeur qui les ont amenés ont transformé tout le paysage. A leur suite on a construit des hôtels et des villas, on a apporté sur ces côtes isolées tous le raffinement de la vie urbaine et bourgeoise : des voitures aux couleurs éclatantes, du personnel de service galonné, des vêtements de luxe ; et d’autres choses encore que l’on n’avait jamais vues dans ces contrées.


Le vieux paysan à qui autrefois a appartenu le terrain a fait une bonne affaire en vendant son pré tout au bord des éboulis. Année après année, la marée le rogne, menaçant de le faire totalement disparaître dans les flots. Il a bien ricané quand on lui a parlé de la vue sur la mer et du pittoresque du site, mais il s’est bien gardé de donner son avis et le chèque lui a permis de constituer une belle dot à sa fille.


Cette masse imposante de granit est visible de très loin sur la plage. Elle est haute de trois étages dont le dernier est décoré de colombages. Les fenêtres sont nombreuses et de grandes dimensions. Le toit très haut et très pentu est percé de chiens-assis qui ont leur propre couverture d’ardoise, si bien que cela fait une multitude de surfaces inclinées qui brillent après l’averse. Les volets sont peints d’une couleur qui rappelle le sang séché, les coulures de rouille s’y confondent. Quand le temps est agité et pluvieux, comme il l’est aujourd’hui, la maison est un peu lugubre.


Il y a une pièce au deuxième étage qu’on appelle le salon sur la mer. De quelque fenêtre qu’on se place, on voit effectivement l’immensité de la mer. On a essayé d’y reconstituer l’agencement d’une cabine de capitaine, avec son grand sofa et son tapis épais et sombre. Les meubles d’acajou ploient sous les instruments de navigation en laiton et les murs sont couverts de peintures de goélettes et de grands voiliers de pêche. Ce décor donne l’impression de dériver à bord d’un Nautilus, à la fois prisonnier et protégé de la fureur des océans derrière les hublots mouillés.


Je passe mes vacances ici, dans la grande maison tout au bord de la falaise. Des marches creusées dans la roche conduisent à la plage, mais aujourd’hui je n’irai pas me baigner, le temps est vraiment trop mauvais. J’écris dans le salon sur la mer. Il n’y a que le bruit de la pendule et de la pluie. Le thé fume sur la desserte à roulettes. Quand je suis lasse d’écrire, je me lève et je regarde la pluie qui tombe. La fenêtre est froide contre mon front.


Le ciel est très sombre. Il fait comme un immense tapis gris qui glisse au-dessus de moi en arrachant quelques filaments de laine plus claire. Le vent l’emporte très loin. La mer est irisée, on dirait qu’une surface vert clair frémit par-dessus une masse grise. Les couleurs ne se mélangent plus et se ternissent. Tout paraît flou. Même les vagues sont irrégulières. Le jardin est chiffonné par les bourrasques, le gazon et les buissons semblent accablés par l’averse. Tout est triste et mouillé, ici.


La pluie frappe la vitre puis coule, coule jusqu’au rebord. J’ai la sensation que je vais me transformer en eau. Je me sens comme cette goutte qui vient de se projeter sur la vitre et laisse derrière elle une trace humide. A sa suite je glisse lentement, je jette un dernier regard affolé avant de tomber de la pierre, puis je sombre dans le conduit qui m’éjecte plus loin, sur une autre pente d’ardoise. Je ne peux retenir ma chute dans un gros tube en fonte, je tombe, je tombe… et ressors à toute vitesse, dix mètres plus bas, à l’embouchure. Je rebondis sur les cailloux, je vais de plus en plus vite, je dévale la pente. Puis je termine ma course mollement, diluée dans un ruisseau que viennent taquiner les vagues.


Grand-mère me dit souvent que j’ai trop d’imagination. Elle doit avoir raison. Mais c’est plus fort que moi, je ne peux pas la retenir. Le feu est allumé dans la cheminée et je porte un pull bien chaud. Est-ce de ma faute si je voudrais suivre cette goutte ? Si j’ai envie de tout sauf d’être ce que je suis ? J’ai bien le droit de me défendre contre l’ennui, non ?


Il est si facile de se laisser subjuguer par la vue que l’on a d’ici. De cette pièce je me sens au point de rencontre entre ces deux masses sombres et titanesques que sont l’air et la mer. Toute cette profondeur, ce vide plein de toutes ces variations de gris liserées de lumière, c’est tellement beau que je ne peux m’en détacher. J’y reste des heures.


Tout à coup j’aperçois une femme en maillot de bain rouge qui marche sur la plage, en direction des vagues. Elle semble insensible à la tempête. La pluie ruisselle sur son dos nu entre les bretelles. Ses cheveux sont noirs et luisants. Ses hanches se balancent à chaque pas qu’elle fait dans le sable. Derrière elle ses traces s’effacent en se gorgeant d’eau. Il lui faut de longues minutes pour atteindre le bord. Elle laisse les petits rouleaux caresser ses chevilles un long moment. Elle ne se retourne pas, elle regarde droit devant elle. Puis elle décide de continuer. Les vagues frappent ses genoux. Puis son bassin ne s’aperçoit plus que par intermittence. Son mouvement est régulier. Ses épaules sont déjà invisibles. Sa tête disparaît tout à fait dans l’écume.


Je sens les larmes qui coulent sur mes joues.


Je retiens mon souffle. Mon regard balaie la surface de la mer en tout sens. J’essaie de retrouver l’endroit où la jeune femme a disparu pour évaluer celui où elle va réapparaître. Je ne vois toujours rien. Depuis combien de temps est-elle sous l’eau ? Une minute ? Plus longtemps ? Que fait-elle ? Pourquoi ne réapparaît-elle pas ? Nulle part je ne vois la tache rouge de son maillot. Je sens une grande angoisse m’étreindre la poitrine, je retiens mes sanglots et je continue de scruter la surface de l’eau. Mon cœur bat de plus en plus vite. Où est-elle ?


Je sors de la maison en courant et je dévale la falaise.


Lorsque j’arrive sur la plage, je suis d’abord aveuglée par la pluie battante. Je relève la tête et je vois une forme en rouge qui marche lentement vers moi. Je suis trempée et incapable de faire un mouvement. La femme en maillot me sourit et s’approche de moi. L’eau de la pluie et les larmes se mêlent dans mes yeux.

Février 2010