mercredi 25 juillet 2012

Le saut du cerf


Il y avait un long moment qu’il avait quitté le grand chemin. Il avait marché à travers un champ de blé fraîchement moissonné, des pailles de chaume lui avaient plusieurs fois piqué les chevilles. Mais il avait continué sans hésitation, pressé de se cacher de la faible lumière de la lune dans le petit bois dont il avait repéré la tache plus sombre, au loin sur la gauche, et qui dans son impatience à l’atteindre avait semblé reculer devant ses pas.

Il atteignit enfin un bosquet de noisetiers dans lequel il se faufila, non sans avoir une dernière fois regardé derrière lui. On ne l’avait pas suivi. Personne n’était en vue dans l’espace à découvert. A l’abri des regards, il s’assit par terre pour reprendre son souffle et réfléchir un moment. Il lui fallut plusieurs minutes pour calmer son halètement. Il avait chaud, les feuilles mortes chatouillaient ses mollets, sa chemise collait contre son dos, mais il se refusait à retirer son sac à dos de grosse toile, pour le cas où il aurait à reprendre sa course.

Sa principale inquiétude était de se perdre dans cette région qu’il ne connaissait pas et de revenir à son point de départ. Le choix n’avait pas été facile entre fuir la nuit en prenant le risque de s’égarer, et fuir le jour avec le danger d’être retrouvé plus vite. Il lui avait semblé filer droit vers l’ouest, mais comment être certain qu’il n’avait pas tourné en rond ?

Quand sa respiration se fut calmée et qu’il put se concentrer sur son ouïe, il constata qu’il n’entendait aucun bruit inquiétant. Il se mût pour la première fois depuis qu’il se tenait caché, s’assit en tailleur et retira une brindille qui s’était glissée dans sa chaussette. Il décida de repartir assez vite. Il avait sans doute encore un peu d’avance. Il devait mettre la plus grande distance possible entre eux et lui. Il s’inquiétait déjà de la direction à prendre en sortant du bois. Combien de jours allait-il devoir marcher pour être hors de danger ? Devait-il monter dans le premier train venu, ou était-il plus prudent de se tenir une semaine dans cette planque où on ne risquait pas de venir le chercher ?

Il réfléchit à tout cela très vite et trancha : il était incapable de rester cacher si près de ce qu’il fuyait. Il avait besoin de mouvement, de marcher aussi loin que possible et il gardait un petit espoir qu’on ne s’était pas aperçu de son évasion. Sur les vingt-trois autres types dans le dortoir, il en avait probablement réveillé un. Il n’avait plus qu’à espérer que celui qu’il avait réveillé n’était pas un mouchard.

Lorsqu’il se remit debout, il avait l’esprit plus clair d’avoir pris une décision. Il longea la bordure du champ en restant caché dans les bosquets. Ses pas sur les feuilles mortes qui craquaient lui semblaient faire un bruit infernal, mais c’était toujours moins dangereux que sa silhouette bien dessinée sur le fond noir du bois.

Il marcha ainsi plusieurs centaines de mètres. Puis il traversa une première pâture en prenant soin de ne pas se tordre la cheville dans un des trous creusés dans la terre meuble par les sabots du bétail. Il sauta par-dessus une autre clôture, et s’aperçut qu’il était passé très près d’un troupeau de quelques vaches qu’il n’avait pas vu dans l’obscurité. Il frissonna en devinant au loin le dos puissant du taureau allongé. Il traversa plusieurs autres prés en courant, avant de retrouver un large chemin.

Il se laissa tomber dans l’herbe pour reprendre son souffle et s’y allongea. Il tendit l’oreille. Aucun bruit inhabituel. Pas de voix humaines, pas d’aboiements. Tout était calme. Le ciel était suffisamment couvert, la lumière de la lune était juste assez forte pour éclairer son chemin en le laissant dans l’ombre.

Bien que toujours incertain de la direction à prendre, il s’engagea résolument sur le chemin. Après les obstacles qu’il avait déjà franchis, il se sentait des ailes aux pieds, et marchait vite sur le gravier blanc. Après un virage à angle droit, le chemin venait se coller à un long terre-plein, haut de quelques mètres, fait de pierrailles : la voie ferrée. Il sourit intérieurement de sa chance.

Après quelques dizaines de mètres, il aperçut le long de la voie une vieille bicoque qui avait dû servir autrefois aux ouvriers qui avaient construit la voie. Si elle avait été en bois, et non en pierre, ç’aurait été une simple cabane. Elle servait sans doute maintenant d’abri matinal aux chasseurs. Il n’essaya même pas d’ouvrir la porte métallique de laquelle se détachaient des lamelles de métal rouillé. Il retira son sac, s’assit sur le banc de bois pourri qui était contre la façade et but à sa gourde métallique. Il sentait les battements de son cœur ralentir. Il avait déjà mis plusieurs kilomètres entre eux et lui.

Il eut un spasme au cœur lorsqu’il entendit des pas légers derrière la cabane.

Quelques secondes plus tard, une jeune fille se tenait devant lui. Elle était habillée comme lui : grosses chaussures montantes, pantalon court de velours côtelé, mais elle portait un pull de laine épaisse par-dessus sa chemise. Elle n’avait pas de sac sur le dos, elle avait ses cheveux blonds coupés très court, comme un garçon. Les mains dans les poches, elle le regarda très attentivement avant de lui demander sèchement :
- Que fais-tu ici ?
Malgré sa surprise et sa crainte, il réussit à répondre d’un ton assuré :
- Je ne vois pas en quoi cela vous regarde.
- Certes… répondit-elle, en baissant les yeux vers le sol.
Il restèrent un long moment silencieux, sans oser se regarder.

- Quelle frousse vous m’avez faite ! s’écria-t-elle, contrariée.
- Et moi donc, alors !
- Vous, c’est différent, dit-elle avec résolution.
- Pourquoi cela ? demanda-t-il, railleur.
- Vous n’êtes jamais venu ici.

Il la regarda attentivement, puis demanda :
- Et vous, vous venez souvent dans cet endroit ?
- Oui. Dans un certain sens.

Il resta silencieux et la regarda encore un moment, incapable de se faire une idée sur elle. Moucharde ou pas ? Tout simplement folle ? Il n’avait pas le temps, de toute façon, de chercher une réponse à ces questions.

- Je vais continuer ma route, dit-il en remettant son sac. Adieu !
- Vous partez déjà…
- Oui. Il le faut.
- Je ne pourrais pas…
- Non, répondit-il, tranchant.
- Bon. Dommage. J’aurais pourtant pu vous être utile. Je connais bien la région…
- C’est toujours non. Je me débrouille très bien seul.
- Que fuyez-vous ?
- Ce ne sont pas vos affaires. Rien.
- J’ai pourtant ma petite idée sur la question, dit-elle avec un fin sourire.
- Gardez donc votre idée, ça m’est parfaitement égal. Adieu !

Il franchit d’un saut le petit remblai et commença à marcher entre les rails. Il lui semblait que la peur que la jeune fille lui avait faite l’avait purgé de toute autre peur. Il avait l’esprit en éveil, mais ne se sentait pas anxieux.

*

Il lui semblait marcher depuis plusieurs heures sur le talus qui tranchait la forêt d’un trait net. Rien ne changeait autour de lui. Toujours des arbres, le silence total. Le ciel était encore couvert et n’éclairait que ses pas et les pierres les plus claires du talus. Il décida qu’il en avait assez, qu’il pouvait s’accorder maintenant quelques minutes de repos. Il s’assit sur un rail, allongea ses jambes et joua un moment à lancer des graviers devant lui.

Une ombre couvrit soudainement sa main. Il sursauta et leva les yeux. La même jeune fille, toujours les mains dans les poches, le regardait attentivement :
- J’ai bien cru que vous ne vous arrêteriez jamais, dit-elle d’une voix neutre.
- Pourquoi me suivez-vous ? demanda-t-il en se levant, avec plus de curiosité que de colère dans la voix.
Elle répondit par un haussement d’épaules.
- Ecoutez. Faites demi-tour, maintenant. Laissez-moi seul. Je n’ai pas besoin d’escorte.
- On vous a fait beaucoup de mal ?
Il la regarda, consterné, mais ne répondit pas immédiatement.
- Partez maintenant, dit-il. Pour la dernière fois, partez !
- Bon. Comme vous voudrez.
- Maintenant !
- Bon. Permettez-moi simplement un dernier mot : n’allez pas jusqu’à la gare.
- Très bien. Merci du conseil. Partez, maintenant.

Il regarda longuement son dos qui s’éloignait dans l’obscurité grise, déjà, des premiers feux de l’aurore.

Lorsqu’elle eut disparu de sa vue, il se remit en route. Il était à nouveau inquiet. Il se demandait pourquoi elle l’avait suivi, et comment elle s’était débrouillée pour qu’il ne sente pas sa présence. Il se demandait quel crédit accorder à son avertissement. Fallait-il suivre son conseil ? Où était le piège ? Comment avait-elle deviné que c’était justement là son plan : se rendre à la gare, se cacher dans un train, et quitter la région le plus vite possible. La gare qui était son objectif était si éloignée de là où il venait, que personne n’aurait eu l’idée d’aller l’y chercher.

Il se dit qu’elle était sans doute tout à fait folle. Il fallait l’être pour suivre ainsi un inconnu sur une voix ferrée, en pleine nuit. Certainement, il avait eu raison de l’avoir repoussée.

*

Un petit jour moite se levait enfin sur le talus poussiéreux. Il marchait toujours, sans savoir quelle distance il avait parcouru, et quelle distance il lui restait à parcourir.

Au bout d’une longue courbe, le talus s’abaissa peu à peu jusqu’au niveau du sol. Il aperçut au loin une autre petite bâtisse. Elle était semblable à la précédente, mais elle était moins décrépite. Ses murs étaient en béton gris. L’encadrement de l’unique porte et de l’unique fenêtre était en briques rouges. Les tuiles avaient été récemment changées.

Au-dessus de la porte était accroché un grand panneau de bois peint dans un blanc sale. En lettres majuscules noires, il y était écrit : LE-SAUT-DU-CERF.

Il s’allongea sur le banc de bois qui était sous la fenêtre et ne tarda pas à s’y endormir.

*

Il sentit un objet de métal qui frappait doucement son menton. Il ouvrit des yeux surpris, encore endormis.
- Vous êtes bien tous les mêmes, dit une voix douce. Tous, on vous retrouve au même endroit.

Juillet 2012